MINIMAL (ART)

MINIMAL (ART)
MINIMAL (ART)

Comme de nombreux courants de l’art moderne et contemporain, le minimal art , né aux États-unis dans les années 1964-1965, a souffert d’une appellation commode mais inexacte et déformatrice, tant du point de vue général, qui regroupait certaines idées communes à des pratiques très diverses, que du point de vue des singularités propres à chaque œuvre. Le terme de minimal art – utilisé pour la première fois en janvier 1965 par Richard Wollheim dans un article paru dans la revue Arts Magazine – ne fut d’ailleurs pas la seule tentative de dénomination, puisqu’il y eut aussi l’ABC art , la systemic painting , les primary structures , le literalist art , et même le cool art . Après maintes vicissitudes, le nom de «minimal» fut adopté, et c’est toujours celui que l’on utilise aujourd’hui à propos du groupe de base constitué de Carl Andre, Donald Judd, Dan Flavin, Sol LeWitt, Robert Morris, ainsi que pour les œuvres de Ronald Bladen, John McCracken, Robert Mangold, Robert Ryman, Fred Sandback, Tony Smith. Les pistes sont d’autant plus brouillées qu’il existe autant d’attitudes esthétiques et éthiques qu’il existe d’artistes concernés, que ce soit par rapport au terme même de «minimal», par rapport aux autres courants artistiques (expressionnisme abstrait, pop art, art conceptuel) ou par rapport aux précurseurs tels que les constructivistes, les artistes du Bauhaus et De Stjil, Malevitch, Brancusi, Ad Reinhardt, Kenneth Noland ou Frank Stella, dont ils se sont inspirés de façon contradictoire ou opposée. Ajoutons à cela les ramifications dans les domaines de la danse et de la performance (Merce Cunningham, Yvonne Rainer, Robert Morris), de la musique (John Cage, La Monte Young) et de la poésie (Charles Olson) – qui reflètent plutôt des sensibilités communes et non de véritables styles –, ainsi que la naissance, au début des années soixante-dix, de la tendance dite postminimalisme, et le sujet nous apparaîtra dans toute sa complexité. La signification du terme n’étant pas facile à cerner par manque de rigueur du contenu que l’on confère au minimal art , le recul historique permet néanmoins de tracer des lignes de force plus nettes et de se limiter seulement aux plasticiens. Il faut néanmoins constater que, malgré son internationalisation au travers des expositions, des achats privés ou des commandes publiques, l’«art minimal» demeure relativement incompris. Il faut imputer cet échec au nom même de «minimal», qui tend à donner au public l’image d’un art réduit à des structures simples et primaires, donc à une esthétique elle aussi simpliste où «ce que l’on voit est ce que l’on voit». Du fait que tous ces artistes travaillent sur des figures géométriques déductibles les unes des autres (carré, rectangle, triangle, etc.), sur des variations évolutives de structures déterminées préalablement, sur des problèmes de volume, de surface, de planéité, il ne faudrait pas conclure trop hâtivement que de ces formes ramenées à leur plus simple expression découlerait nécessairement un art du peu ou un art du négatif dont la finalité serait le pur formalisme. Les minimalistes ne font pas que réaliser des formes colorées et spectaculaires, vides de sens, anonymes et froides; ils font avant tout de l’art, et c’est par rapport à cela qu’il faut comprendre leur démarche, qui consiste d’une part à sortir de la catégorie séculaire peinture-sculpture et d’autre part à mettre en question le statut même de l’art. L’art minimal propose une révolution du regard et de l’intellect qui, s’appuyant sur des formes immédiatement compréhensibles par tous, ne réduit pas tant les objets eux-mêmes que les processus esthétiques de production et de réception des œuvres. Il faut bien comprendre que cette «réduction», si elle a lieu d’être, n’est pas une réduction quantitative, mais une réduction qualitative portant à la fois sur la matérialité des objets et sur l’intellection du spectateur.

Conditions et spécificités de l’objet

Dans la mesure où les minimalistes voulaient éviter tout résidu d’illusionnisme dans la peinture et d’anthropomorphisme dans la sculpture, les critères modernistes et formalistes (au sens proposé par le critique américain Clement Greenberg), qui s’appuyaient sur le rapport purement optique et empathique avec l’œuvre, s’avéraient insuffisants pour une approche critique de leur travail. Ils s’opposèrent à ces approches et trouvèrent des alliés chez les artistes conceptuels qui, eux aussi, voulaient échapper aux cadres trop rigides et indigents de la toile, de l’accrochage, de la perception, du lieu d’exposition, et surtout à l’étiquetage de leurs œuvres qui ramenait soit à la peinture, soit à la sculpture. Dans un texte-programme célèbre, Specific Objects (1965), Donald Judd expliquait que «la moitié, ou peut-être davantage, des meilleures œuvres réalisées ces dernières années ne relèvent ni de la peinture ni de la sculpture» et proposait d’appeler «objets spécifiques» ces nouvelles réalisations inclassables, ces objets tridimensionnels qui étaient spécifiques non seulement parce qu’ils se détachaient des travaux modernes antérieurs, mais aussi parce que, tout en se revendiquant comme radicalement différents de la peinture ou de la sculpture, ils se présentaient comme des objets spécifiques au domaine de l’art, c’est-à-dire des productions qui relevaient de son histoire. Pour les minimalistes, il ne s’agissait nullement de faire table rase des œuvres antérieures, mais de montrer que l’on ne pouvait continuer à voir et à comprendre leur propre travail comme on le faisait auparavant. D’où la réduction qu’on leur a reprochée: les spectateurs ne trouvaient plus dans ces œuvres, pourtant si simples et claires, les catégories perceptives et réflexives auxquelles ils étaient habitués. En effet, les minimalistes proposaient des catégories radicalement nouvelles fondées sur des principes communs liés à la répétition d’une forme abstraite et géométrique, tout en sauvegardant la relation immanente du spectateur aux œuvres. Pour tous les minimalistes, ces dernières fonctionnent dans l’espace selon des systèmes sériels ou modulaires, des permutations et des combinaisons à partir de figures élémentaires, des variations constituées d’après des éléments uniques récurrents. Ainsi, presque tout le travail de Sol LeWitt n’est que l’infinie variation d’une figure primaire: le carré; les tubes de néon de Dan Flavin sont des lignes de lumière dans l’espace; Robert Morris démultiplie ce qu’il nomme des «éléments unitaires», tels que le polyèdre. La répétition d’une forme à travers d’innombrables variantes permet non seulement de faire apparaître des différences à l’intérieur de cette forme, mais aussi de faire surgir chez le spectateur une expérience esthétique inédite. Il ne s’agit plus d’identifier des formes pour elles-mêmes, tels des morceaux s’ajoutant les uns aux autres, mais de faire l’expérience physique et mentale de la répétition des différences dans un «milieu» ou un «environnement» singuliers. Les cadres d’émergence de l’œuvre et de sa réception – mise en scène, espace, éclairage, texture, pesanteur – tiennent une place essentielle dans la relation du spectateur à l’œuvre. D’où la critique de Michael Fried, en 1967, qui ne voyait dans les œuvres minimales qu’une «théâtralité» (mot pour lui dépréciateur) des objets tridimensionnels; mais une telle théâtralité, où il croyait encore discerner une volonté d’absorbement du spectateur par l’œuvre, ne peut demeurer «idéologique» que si l’on regarde les objets selon les critères de la tradition. Ce genre de critique portant sur la matérialité et la réception des œuvres, encore courante aujourd’hui, montre les résistances du public à qui l’on demande d’abandonner certains modes traditionnels d’appréhension d’une œuvre d’art.

Le rejet, de la part des minimalistes, de tout un rapport aux œuvres qui passerait par l’affect, le subjectif, le personnel, le narratif n’est, en réalité, que le rejet d’une conscience qui constituerait l’œuvre à partir du moi. Afin de diminuer ou d’éradiquer, si possible, ces contenus anthropomorphes, les minimalistes en vinrent à considérer l’œuvre comme l’un des termes – et non plus comme le seul élément suffisant – de la relation entre le spectateur, l’espace et l’objet, ce dernier ne devant être ni monumental ni simplement décoratif. Par exemple, les éléments unitaires en forme de L utilisés par Morris (en contreplaqué blanc) gardent des proportions adaptées à la vision et au corps humain; ces formes en L (244 cm 憐 244 cm 憐 61 cm) sont couchées sur le côté, ou bien disposées avec leurs deux extrémités touchant soit le sol, soit le sol et le mur.

En conservant une échelle et une proportion humaines, les minimalistes veulent atteindre une dimension publique de l’art qui dégagerait la réception des œuvres des méandres de l’intuition, des rets de l’ineffable et des profondeurs de l’incommunicable: le sentiment n’est pas inexistant, mais il ne peut en aucun cas constituer une œuvre d’art ni permettre la compréhension de celle-ci, et établir des catégories esthétiques. Les minimalistes n’excluent donc pas des relations corporelles et visuelles avec l’objet: le bois, la fibre de verre, l’acier, le feutre, la tôle galvanisée, le zinc, l’aluminium, le granit, les couleurs de la peinture industrielle sont autant de matières qui font appel au jeu purement physique des sens, à des relations phénoménales. Ce faisant, les minimalistes tentent de maintenir ensemble le réflexif et le sensitif afin d’expliquer en quoi l’objet qu’ils fabriquent est spécifique au monde de l’art.

Du sensible à l’intellectuel

Les méthodes de passage du sensible à l’intellectuel sont nombreuses: la littéralité et le rationalisme de Judd s’opposent à la quête spirituelle de Flavin, qui parle de ses néons comme de nouvelles icônes; le subjectivisme anti-idéel d’Andre va à l’encontre de l’objectivisme rigoureux de Judd; l’obsession de la forme dans l’espace chez Morris contredit le désintéressement de Sol LeWitt pour la réalisation matérielle de l’œuvre, puisque la préconception est l’essentiel de son travail. LeWitt considère comme esthétiquement plus important l’acte de conception et le processus intellectuel de construction de la pièce que son existence physique. Sa présence n’est pas nécessaire pour réaliser l’œuvre ou pour participer à l’installation: le fabricant peut simplement suivre des instructions écrites ou verbales, ou bien encore s’en tenir au schéma ou au dessin, s’il y en a un. Quant à Donald Judd, il suit attentivement l’usinage de ses pièces, leur pigmentation, leur luminosité, la texture du matériau. Ces démarches, qui semblent opposées dans leurs méthodes de fabrication et dans le rendu concret des objets, recouvrent la même volonté de construire un ensemble cohérent de pièces qui soient agencées de telle manière qu’elles doivent êtres lues par rapport au tout. Cette idée – empruntée à la théorie de la Gestalt (étude de la psychologie des formes), dont les auteurs, presque tous allemands, émigrèrent aux États-Unis, ainsi qu’à Barnett Newman – est un parfait exemple de la fusion entre l’œuvre en tant qu’objet d’une sensation (une boîte particulière de D. Judd) et son statut esthétique (intellection de l’ensemble). Les structures primaires de chaque œuvre, aux répétitions et aux variations innombrables, ne sont plus comprises comme des parties du tout qu’elles contribuent à former, puisque celui-ci est désormais plus important que l’ensemble de ses parties. Si chaque pièce est un fragment d’une série plus large, c’est également parce que l’idée symbolisée par l’objet doit être saisie dans sa totalité: il faut voir l’objet comme une idée, c’est-à-dire établir une signification qui soit identique à la présence physique de l’objet. Voilà une attitude qui pourrait paraître bien gratuite si elle ne finissait par former système. Système des formes, des manières de voir et de sentir, mais aussi, et surtout, système de pensée.

Cette démarche, qui renouvelle pour ces artistes l’expérience de l’œuvre, ne pouvait naître que dans le continent américain, où la lecture du pragmatisme et de l’empirisme (Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey) et de la philosophie analytique (essentiellement à partir de Wittgenstein et de Russell) a joué un rôle prépondérant dans la formation de leur pensée artistique; ils sont d’ailleurs critiques d’art, pour la plupart, et philosophes, pour certains. Pour les minimalistes, les objets matérialisés dans un espace ne s’agencent pas uniquement entre eux à partir de leurs formes, mais également à partir d’ensembles conceptuels obtenus selon les principes qui régissent l’existence et la pratique du langage naturel, mais aussi des langages logiques et formels. La manière dont se forment les idées dans et par le langage vaut comme référence première par rapport à l’objet, puisque, à l’instar des mots, les fragments d’une série ne peuvent exister qu’à l’intérieur d’un système. À l’inverse des conceptuels, le langage n’est pas utilisé par les minimalistes comme un matériau, mais comme le médium par lequel passe la constitution de l’objet, qui devient à son tour le reflet des langages que l’on projette sur lui. À la systématicité des formes et des confrontations du spectateur avec celles-ci correspond une conceptualisation issue des principes opérationnels du langage qui vont constituer l’œuvre et lui donner toute sa dimension symbolique, son sens et sa véritable existence matérielle et mentale.

Une fois la réception libérée des fantômes de la subjectivité – en appliquant et en suivant des règles logiques formées a priori, on évite tout choix personnel –, il était nécessaire d’établir une nouvelle logique qui ne soit pas une simple entreprise de destruction de l’agencement et des relations des éléments entre eux ainsi que de leurs effets. Si certains artistes trouvèrent une source d’inspiration dans les modèles mathématiques et géométriques, dans les principes de la logique formelle de Carnap ou dans les séries de Fibonacci, leur souci aura toujours été d’inscrire leurs travaux dans la sphère de l’art et de créer de nouvelles catégories à la mesure de leurs prétentions. Il faut leur reconnaître d’avoir été capables de prouver qu’une œuvre et qu’une esthétique peuvent être menées à bien sans que les anciennes valeurs de l’art entrent en jeu. La rupture que nous proposent les minimalistes bascule alors dans une activité qui tente de replacer l’homme dans une esthétique autonome, où il se reflète dans ces objets spécifiques, qui deviennent alors des véritables objets de pensée. Saisir le rythme des répétitions et des différences dans l’espace, comprendre les principes arbitraires qui président à l’enchaînement des formes, dégager les systèmes d’opérations et de schémas, c’est, du même coup, identifier l’activité de la pensée lorsqu’elle prend, pour ainsi dire, forme dans un objet. L’objet n’est alors véritablement spécifique au domaine des formes plastiques que si la pensée dont il est le résultat est spécifique au monde de l’art. Les minimalistes sont, avec quelques artistes pop et quelques artistes conceptuels, ceux qui ont le plus contribué à remettre en question le statut de l’art à travers un système d’autoréflexivité des œuvres qui, révélant leur réalité propre, pourraient se présenter comme l’une des possibilités d’appréhension de toute réalité humaine. La spécificité de l’art, en tant qu’activité ne pouvant ni ne devant se confondre avec aucune autre, était et demeure l’enjeu fondamental. Mais c’est aussi l’enjeu de notre existence, puisque refuser l’affect et l’intériorité du récepteur ou du producteur en privilégiant l’état de choses dans le monde comme étant le résutat de notre élaboration intellectuelle, donc langagière, consiste à soutenir l’idée qu’il n’y a aucune essence en l’homme qui ferait de lui ce qu’il est, qu’il ne se détermine qu’à partir de ses constructions matérielles et intellectuelles qui le forment peu à peu, et qu’il peut se doter des concepts et des instruments nécessaires pour s’autodéterminer.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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